Introduction

Québec a longtemps a été un centre très actif de la botanique nord-américaine et sa riche  histoire botanique a sans doute inspiré M. Guy Baillargeon, bachelier en sciences agronomiques, à produire en décembre 1981 sa thèse de maîtrise intitulée Zonation et modification de la composition de la flore vasculaire dans une région urbaine : la colline de Québec. En simple, son but ultime était de comprendre comment l’humain a modifié son environnement floristique sur notre territoire depuis les débuts de la colonie. Pour ce faire, il a  comparé les recensions et les descriptions de végétaux supérieurs  appartenant à la littérature ancienne et les spécimens d’herbier récoltés sur notre territoire depuis toujours avec la flore présente sur la colline de Québec, à la fin des années 1970.

En ce qui a trait à la portion historique de son travail, M. Baillargeon pouvait compter sur une volumineuse documentation : mentionnons entre autres les observations de Michel Sarrazin, médecin du roi à Québec, vers 1700, qui a introduit la technique d’herbier au Canada et possiblement en Amérique du Nord;  les récoltes de Jean-François Gaultier, médecin du roi à Québec, en 1749; à la même époque, le journal du séjour de deux mois à Québec du botaniste suédois Pehr Kalm délégué par le naturaliste Carl von Linné; les récoltes et les écrits de nos « trois grandes dames botanistes » et de leurs conjoints, à compter des années 1820, de même que leurs échanges avec les botanistes nord-américains et européens de l’époque; les activités des botanistes canadiens-français tels Léon Provancher et Louis-Ovide Brunet débutant vers 1860; les travaux d’herborisation menés vers 1920 sur les battures fluviales à Cap-Rouge par le frère Marie-Victorin et finalement ses émules qui ont pris la relève, effectuant des miliers de récoltes sur la colline de Québec à compter des années 1930.

Pour ce qui est de l’inventaire de la flore de la colline de Québec présente au début des années 1980, et particulièrement de l’identitication des spécimens observés sur le terrain ou récoltés, M. Baillargeon a profité d’une grande assistance de la part du personnel de l’Herbier Louis-Marie de l’Université Laval. Parmi ces gens, se signalait M. Jean-Paul Bernard, technicien-botaniste qui a réalisé des milliers de récoltes de spécimens d’herbier à compter de l’année 1974 et ce, pour une grande part, sur le campus de l’Université Laval.

Au cours de leurs innombrables expéditions botaniques, Guy Baillargeon et Jean-Paul Bernard se sont intéressés à la zone floristique des domaines jardinés. Ils ont passé au peigne fin le territoire des anciens domaines appartenant majoritairement à des britanniques qui ont été aménagés dans la région de Québec après la Conquête et plus nettement au début du XIXe siècle. Il s’agissait, pour une grande part, de propriétés dont madame France Gagnon-Pratte avait fait l’étude et l’apologie à titre de patrimoine culturel menacé par les poussées de l’urbanisation dans son ouvrage publié en 1980 : L’architecture et la nature à Québec au dix-neuvième siècle : les villas. Au sein de ce territoire, Baillargeon et Bernard ont découvert que les activités humaines avaient été plutôt constructives  au plan de la diversité des espèces végétales : une proportion notable de la flore indigène y avait été conservée; un grand nombre de plantes d’origine étrangère y avaient été introduites et plusieurs d’entre elles s’étaient pleinement naturalisées. Selon les conclusions du candidat à la maîtrise Guy Baillargeon : de façon indéniable, les espèces végétales caractéristiques de la zone floristique des domaines jardinés contribuaient au Patrimoine culturel que nous nous devions de protéger des ravages de l’urbanisation.

Ces vastes propriétés, en grande partie disposées le long du chemin Saint-Louis, en des sites offrant une imprenable vue sur le fleuve, étaient aménagées  par des architectes du paysage et des jardiniers venus d’Angleterre ou le plus souvent d’Écosse selon les préceptes du mouvement pittoresque : les somptueuses villas des propriétaires fortunés étaient entourées de boisés composés d’arbres indigènes matures et parcourus d’allées sinueuses donnant accès à la résidence principale des maîtres des lieux et à leurs dépendances telles des kiosques,des pavillons et des serres. 

De nombreuses espèces de plantes ornementales exotiques ou indigènes, dont certaines fougères, ont été introduites sur ces grands domaines : on les mêlait à la magnifique et luxuriane flore printanière nichée parmi les bosquets d’arbres ou encore, on s’en servait dans la composition de la mosaïque de rocailles et de plates-bandes de ces propriétés.

Une fois retraité, souhaitant faire connaître ce patrimoine vivant reflet d’un épisode glorieux de l’histoire de Sillery, M. Jean-Paul Bernard avait entrepris, en 1986, pour notre bulletin La Charcotte, la rédaction d’une chronique horticole. Il lui avait donné le nom de « Scillerie », du nom de la scille de Sibérie (Scilla siberica Haworth) une plante à bulbe à floraison printanière qui était autrefois plantée à profusion parmi les grands espaces engazonnés, autour des villas. Si plusieurs des végétaux autrefois cultivés et chéris sur les grands domaines sont disparus à tout jamais… M. Bernard estimait qu’environ 120 espèces de plantes dites « échappées de culture »  avaient survécu à tous les chamboulements qui ont bouleversé ces propriétés de prestige lorsqu’elles ont changé de mains ou de vocation à plusieurs reprises ou ont été morcelées par le développement domiciliaire. Ces plantes, le plus souvent vivaces, sont miraculeusement parvenues à survivre grâce à leur mode asexué de propagation (bulbes, rhizomes ou stolons) et voire même à essaimer, formant de vastes et magnifiques colonies au moment de leur floraison.

Dès la première année de la parution de La Charcotte et jusqu’en 1989, M. Bernard aura publié au final six chroniques horticoles différentes couvrant à peine le tiers des espèces dont il aurait voulu traiter…freiné dans son élan, sans doute, par une décision de nature éditoriale du comité de rédaction de La Charcotte

Dans sa chronique horticole de « La Charcotte » du printemps 1989, Jean-Paul Bernard racontait l’histoire de la pâquerette vivace, une espèce toute mignonne, cultivée depuis le XVième siècle dans les jardins d’Angleterre.

Pâquerette vivace, photo Suzanne Hardy, Enracinart
Pâquerette vivace, photo Suzanne Hardy, Enracinart

Sur notre continent, on cultive la pâquerette vivace depuis le milieu du XIX ième siècle au sud du pays et en Nouvelle-Angleterre, où elle s’échappe de culture et pousse spontanément depuis les années 1870. Jean-Paul Bernard avait eu l’occasion de récolter cette plante au Bois-de-Coulonge, en 1983, mais elle existe également à Cataraqui et sur certains autres grands domaines de Québec et en région. Un des charmes de cette petite plante s’observe chez ses inflorescences appelées capitules : leurs rayons de couleur claire sont souvent teintés de rose à l’extrémité, au revers.

Jean-Paul Bernard désirait ardemment pousser encore plus loin sont grand intérêt pour la flore colorée et très diversifiée des grands domaines de Sillery là où s’entremêlent aux plantes indigènes des petits bijoux de plantes vestiges de l’âge d’or de horticulture. Pour ce faire, il avait produit un manuscrit scientifique inédit rassemblant 120 espèces de plantes « survivantes » s’intitulant Les échappées de culture des anciens domaines de Sillery. Par le biais de cette chronique, la Société d’histoire de Sillery veut faire connaître les découvertes végétales de ce botaniste chercheur, célébrer son intérêt pour le patrimoine sillerois et rendre hommage à monsieur Jean-Paul Bernard!

L’ancien domaine Woodfield : au cœur de l’histoire botanique nord-américaine

Si, en 2014, on a célébré le cinquantième anniversaire de la création de l’arrondissement historique de Sillery (devenu récemment le site patrimonial de Sillery), l’année 2015 sera celle d’un autre  cinquentenaire. En effet, en juin 1965, le duo père/fils des botanistes Richard et Jacques Cayouette faisait une extraordinaire découverte sur le site de l’ancien domaine Woodfield : au pied d’un pommier, dissimulée parmi les herbes de cette prairie, se trouvait une colonie de touffes  de petits plants garnis de fleurs jaunes d’une espèce végétale européenne appartenant à la famille des roses, la potentille de Thuringe (Potentilla thuringiaca Bernh.). Il s’agissait alors, tout probablement, de la première recension de cette plante  en Amérique du Nord, alors que celle-ci était déjà connue en Hongrie, en Bohême, au sud du Tyrol, dans l’ouest de la Suisse, en Saxe, en Bavière, dans le Jura de même qu’au centre et au sud de l’Allemagne.

La potentille de Thuringe est une petite plante européenne  à  fleurs jaunes. Elle a été recensée une première fois, sous forme de petites touffes de plants fleuris, le 4 juin 1965, il y a près de cinquante (50) ans par le duo père/fils de botanistes Richard et Jacques Cayouette, parmi les herbes hautes d’une portion du domaine Woodfield où il n’y a pas de sépulture…Elle y vit d’ailleurs toujours!

En 2009, par précaution, alors que l’on s’affairait à grignoter encore une fois le domaine Woodfield en construisant le manoir McGreevy, voisin du St. Brigid’s Home, des employés de la Commission de la Capitale Nationale du Québec ont déménagé une partie de cette colonie de la très précieuse potentille de thuringe au domaine Cataraqui afin de garder bien vivante cette plante historique.

Potentille de thuringe, photo de Claire Morel, Enracinart
Potentille de thuringe, photo de Claire Morel, Enracinart

À l’époque, cette formidable « pêche botanique » avait fait l’objet de diverses publications rédigées par M. Richard Cayouette, agronome-botaniste du Service de la recherche du ministère de l’Agriculture et de la Colonisation du Québec qui porte aujourd’hui le nom moins pompeux, de MAPAQ (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec). Ainsi, la potentille de Thuringe de même qu’une autre potentille, Potentilla Hippiana Lehm., celle-là originaire de l’ouest de l’Amérique du nord, toutes deux récoltées au Québec, avaient été décrites et présentées à titre de nouvelles introductions parmi la flore adventice québécoise lors du 34e congrès de l’Acfas (l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences) en novembre 1966 et aussi parmi les pages du numéro de novembre-décembre 1966 de la revue scientifique Le  Naturaliste Canadien fondée en 1868 par l’abbé Léon Provancher, célèbre scientifique québécois.

Mais, en fait, le Site patrimonial de Sillery et, plus particulièrement, l’ancien domaine Woodfield attisent depuis des lunes la curiosité des botanistes et des amoureux des sciences naturelles et appartiennent, indéniablement, à l’histoire botanique nord-américaine. C’est pourquoi, d’ailleurs, ils ont été mis en valeur à l’intérieur d’un dossier consacré aux 400 ans d’histoire botanique au Québec, publié en juin 2008 dans le magazine Quatre-Temps, l’organe officiel des Amis du Jardin botanique de Montréal. M. Jacques Cayouette, fils de Richard et co-découvreur de la potetille de Thuringe à l’emplacement de l’ancien domaine Woodfield,  devenu botaniste pour Agriculture et Agroalimentaire Canada, a participé à ce numéro spécial : son article Enquête sur la Flora perdue traitait du manuscrit disparu de la Flora Canadensis. Celui-ci avait été rédigé et illustré par le botaniste allemand Frederick Traugott Pursh  (1774-1820) à partir des observations et des récoltes qu’il a réalisées entre 1816 et 1819, alors qu’il explorait et arpentait le Haut-Canada et le Bas-Canada, parfois avec l’aide d’Amérindiens et de trappeurs.

M. Cayouette mentionnait dans son texte, entre autres précieux éléments, que le botaniste Pursh était l’ami du marchand de bois William Sheppard (1784-1867) et de sa conjointe Henrietta dite Harriet Campbell, tous deux grands amateurs de botanique et des sciences naturelles qui ont vécu sur le domaine Woodfield de Sillery de 1816 à 1847. Cette information complétait merveilleusement l’article que j’ai signé pour ce même dossier du Quatre-Temps de juin 2008, intitulé Les ladies de Sillery : botanistes incontournables du 19e siècle. Mon texte racontait « l’amitié botanique » entretenue par un trio de dames aristocrates botanistes amateures de Sillery, autour des années 1820, dont les récotes sur le terrain ont contribué à l’élaboration de la portion atlantique de la Flora Boreali-Americana, publiée entre 1838 et 1843, écrite par le botaniste anglais William Jackson Hooker, à l’époque où il était également devenu directeur du Jardin botanique de Kew, près de Londres. Ces dames étaient Harriet Sheppard de Woodfield, Anne Mary Flower Perceval qui habitait, avec sa famille nombreuse le domaine de Spencer Wood (une partie de ce domaine correspond, de nos jours, au parc du Bois-de-Coulonge) et Christian Broun de Colstoun, épouse de George Ramsay, comte de Dalhousie et gouverneur en chef de l’Amérique du nord britannique et collectionneur d’œuvres d’art. Ces derniers ont  habité le Château Saint-Louis, non loin des Cove Fields et cultivé la terre à Wolfefield. Toutes trois se retrouvaient non seulement régulièrement sur le terrain pour partager de précieuses heures d’herborisation mais aussi lors de leurs activités protocolaires, alors qu’elles participaient, entre autres, aux soirées magnifiques organisées par le couple Sheppard pour la gente huppée de Québec, à sa luxueuse villa de Woodfield.

Véronique Petit-Chêne, photo de Claire Morel, Enracinart
Véronique Petit-Chêne, photo de Claire Morel, Enracinart

Cette « petite beauté » aux fleurs bleues s’appelle Véronique Petit-Chêne. Elle est originaire de l’Europe  centro-occidentale et septentrionale où on la trouve même dans la zone arctique. On la rencontre également en Sibérie et dans le sud-ouest de l’Asie. De plus on la cultive à l’occasion pour ses qualités ornementales. Ses fleurs qui atteignent à peine 1 cm de diamètre peuvent tout de même produire un certain effet car elles se développent en grappes sur des plants qui forment des colonies sur de grandes surfaces, parfois.

Madame Sheppard avait récolté cette espèce  vers 1820 sur le domaine Woodfield et cette recension a été signalée en 1838 dans l’ouvrage du botaniste anglais William Jackson Hooker : Flora boreali americana. Plus tard, le chimiste et pharmacien Samuel Sturton qui était également botaniste à ses heures, a raconté « sa rencontre » avec cette petite plante dans un écrit qu’il a publié en 1861 dans les annales de la Literary and Historical Society of Quebec : Il raconte avoir découvert en 1858 un champ formant une colonie de nombreux plants de cette véronique sur les hauteurs de Lévis. Selon l’emplacement de ce champ désigné sur une carte par Sturton, il s’agirait de l’endroit où l’armée de Wolfe avait établi une batterie de canons lors du siège de Québec en 1760. C’est pour cette raison que le botaniste Dominique Doyon Ph.D. croyait que cette petite véronique, principalement connue au Québec, autour des villes de Lévis et de Québec, pouvait avoir été introduite au Québec sous forme de semences apportées involontairement par les armées anglaises lors du siège de Québec.!

Cette petite véronique est ici photographiée en compagnie de la potentile de thuringe, une espèce excessivement rare qui se trouve elle aussi sur le site de l’ancien domaine Woodfield là où elle existe quasiment exclusivement dans toute l’Amérique du Nord.

Fait intéressant que m’avait confirmé M. Cayouette, au moment de la rédaction de mon texte, ce sont les Sheppard qui avaient présenté le botaniste Pursh à madame Anne Mary Flower Perceval dont il deviendra, par la suite, le professeur de botanique et le mentor, en quelque sorte,  durant de trop brèves années…Par l’entremise de Pursh  les ladies de Sillery ont fait la connaissance de William Jackson Hooker professeur émérite de botanique à l’université de Glasgow, en Écosse, qui leur aurait fait part de son projet de rédaction de la Flora Boreali-Americana : de fil en aiguille, durant une dizaine d’années, elles ont alimenté le rêve de Hooker en réalisant des observations, des croquis et des récoltes de végétaux en divers sites de la province, de la région de Québec, et plus particulièrement encore de Sillery et de ses grands domaines. Très organisée, madame Perceval, avait réparti le territoire des travaux sur le terrain entre elle et ses « complices » se réservant plus spécifiquement les grands domaines. Pour leur part les époux Sheppard concentraient leurs efforts en périphérie de la ville de Québec tandis que Lady Dalhousie, plus mobile à cause des activités de son conjoint, multipliait les récoltes d’herbier dans les régions de Montréal et aussi de Sorel, là où ils avaient une résidence d’été.

Nos trois grandes dames botanistes ont publié les comptes-rendus de leurs observations botaniques parmi les annales de la Literary and Historical Society of Quebec fondée en 1824 par le comte de Dalhousie et William Sheppard,  un regroupement de gens très raffinés dont plusieurs se passionnaient pour l’histoire naturelle. Ces écrits de même que la correspondance et les spécimens d’herbier qu’elles ont échangés avec divers botanistes nord-américains et outre-mer constituent, en quelque sorte, une très précise photographie de la flore des riches écosystèmes encore intacts qui caractérisaient Sillery depuis les débuts de la colonie : les chênaies rouges des grands domaines;  Woodfield et ses vastes pinèdes, leurs plantes acidophiles associées et ses fougères aux frondes coriaces et bleutées; la tourbière du Bois Gomin ceinturée de bois mouillés, ses plantes insectivores, ses orchidées et ses massifs de rhododendrons couverts de fleurs roses s’étendant à l’infini …

À l’époque des années 1820, la tourbière du Bois Gomin exerçait un charme irrésistible sur les amateurs des sciences naturelles et bien entendu, sur nos trois grandes dames botanistes. Celles-ci y ont observé et récolté, aux limites du domaine de Woodfield, des plantes magnifiques  telles le rhododendron du Canada dont les arbustes couverts de fleurs rose composaient des massifs à perte de vue et le cypripède royal dont  le labelle gonflé des fleurs était subtilement coloré de rose et de blanc.

Vers  la fin des années 1820, Anne Mary Flower Perceval et Lady Dalhousie ont quitté la région de Québec  tandis que le couple Sheppard est demeuré sur son domaine de Woodfield dont la villa coiffée d’une tour-observatoire était entourée de serres pour la culture des vignes à raisin et de jardins aménagés selon l’esprit romantique du  mouvement pittoresque. Un malheur a cependant frappé la famille Sheppard au début des années 1840 lorsqu’un incendie a détruit leur villa et leurs précieux spécimens d’herbier. En 1842, William Sheppard a reconstruit sa villa parmi une forêt vierge de vieux chênes rouges et de pins blancs sur un nouvel emplacement  de son domaine d’où la vue était encore plus magnifique , semblerait-il.

En 1847,William Sheppard a fait banqueroute et a vendu une portion de son domaine de Woodfield à Thomas Gibb tandis qu’il a entrepris le lotissement d’une autre portion située, celle-là, au nord du chemin Saint-Louis. Sheppard et son épouse Harriet ont par la suite quitté la région de Québec pour aller s’installer sur le domaine Fairy Mead à Drumondville, la propriété de leur gendre Robert Nugent Watts, l’époux de leur fille Charlotte.

Rhododendron du Canada, photo de Claire Morel, Enracinart
Rhododendron du Canada, photo de Claire Morel, Enracinart
Cypripède royal, photo de Claire Morel, Enracinart
Cypripède royal, photo de Claire Morel, Enracinart

Rapidement, Thomas Gibb a échangé sa nouvelle propriété de Woodfield avec celle de son frère James Gibb qui s’adonnait à l’horticulture de haut niveau sur son domaine de Rosewood (celui-ci deviendra le Couvent de Bellevue en 1867), à Sainte-Foy. James Gibb qui était né en Écosse, là où la tradition dans le domaine horticole est très grande (à l’époque plusieurs jardiniers de riches propriétaires québécois étaient d’origine écossaise) va apporter des améliorations de nature horticole au domaine de Woodfield.

Une dizaine d’années plus tard, le domaine de Woodfield  a reçu en 1857 de la grande visite : John Jay Smith, coéditeur du magazine The Horticulturist and Journal of Rural Art and Rural Taste. Il a publié dans cette revue un compte rendu élogieux de sa visite du domaine Woodfield. M. John Jay Smith (1798-1881) était un érudit et un grand amateur d’horticulture. Il a réalisé la traduction de l’ouvrage du botaniste français François-André Michaux Histoire des arbres forestiers de l’Amérique septentrionale  qui a été publiée en 1852, à Philadelphie, sous le titre : The North American Sylva; or a description of the forest trees of the United States, Canada and Nova Scotia. De plus, M. John Jay Smith est le fondateur en 1850 du cimetière jardin de Laurel Hill de Philadelphie, le deuxième plus vieux lieu de sépulture du genre des États-Unis. Il a également contribué à l’aménagement du cimetière jardin jumeau de West Laurel Hill, en 1869, qui abrite également un arboretum et un jardin de sculptures extérieures.

Il se peut fort bien que la visite de M. John Jay Smith au domaine Woodfield  ait inspiré sa vocation future…de cimetière jardin…car l’épouse de James Gibb,  propriétaire des lieux, était madame Marion Torrance, la nièce du richissime homme d’affaires montréalais John Torrance qui a fait partie de la compagnie du Cimetière du Mont-Royal dès sa formation en 1847.

Après le décès de son époux James Gibb, en 1858, sa veuve Marion Torrance aura recours aux services de l’horticulteur jardinier-paysagiste John Paxton, un des jardiniers les plus érudits du Canada de son époque. Il a publié à Québec, en 1868, Handbook of Canadian Ferns, le premier manuel sur les fougères publié en Amérique du Nord.

Entretemps, William Sheppard a eu l’occasion de revenir maintes fois visiter Woodfield depuis son départ en 1847 et il en a fait ainsi jusqu’à son décès survenu le jour de la confédération, en 1867;  il devait se rendre régulièrement  à « Sheppardville » (aujourd’hui Bergerville) pour percevoir les argents provenant des maisons qu’il avait louées su r la portion lotie de son ancien domaine. Ces visites lui ont permis d’entretenir ses liens d’amitié avec ses ami(e)s naturalistes tel le chimiste-pharmacien Samuel Sturton  qui s’adonnait à la botanique et enseignait même cette discipline aux jeunes filles de bonne famille. Alors qu’il était nonagénaire, William Sheppard s’est même permis, en 1865, une escapade aux abords du ruisseau Belle-Borne en compagnie de l’historien naturaliste James McPherson Le Moine afin de lui enseigner les rudiments de l’étude des fougères!

Québec a longtemps a été un centre très actif de la botanique nord-américaine et sa riche  histoire botanique a sans doute inspiré M. Guy Baillargeon, bachelier en sciences agronomiques, à produire en décembre 1981 sa thèse de maîtrise intitulée Zonation et modification de la composition de la flore vasculaire dans une région urbaine : la colline de Québec. En simple, son but ultime était de comprendre comment l’humain a modifié son environnement floristique sur notre territoire depuis les débuts de la colonie. Pour ce faire, il a  comparé les recensions et les descriptions de végétaux supérieurs  appartenant à la littérature ancienne et les spécimens d’herbier récoltés sur notre territoire depuis toujours avec la flore présente sur la colline de Québec, à la fin des années 1970.

En ce qui a trait à la portion historique de son travail, M. Baillargeon pouvait compter sur une volumineuse documentation : mentionnons entre autres les observations de Michel Sarrazin, médecin du roi à Québec, vers 1700, qui a introduit la technique d’herbier au Canada et possiblement en Amérique du Nord;  les récoltes de Jean-François Gaultier, médecin du roi à Québec, en 1749; à la même époque, le journal du séjour de deux mois à Québec du botaniste suédois Pehr Kalm délégué par le naturaliste Carl von Linné; les récoltes et les écrits de nos « trois grandes dames botanistes » et de leurs conjoints, à compter des années 1820, de même que leurs échanges avec les botanistes nord-américains et européens de l’époque; les activités des botanistes canadiens-français tels Léon Provancher et Louis-Ovide Brunet débutant vers 1860; les travaux d’herborisation menés vers 1920 sur les battures fluviales à Cap-Rouge par le frère Marie-Victorin et finalement ses émules qui ont pris la relève, effectuant des miliers de récoltes sur la colline de Québec à compter des années 1930.

Pour ce qui est de l’inventaire de la flore de la colline de Québec présente au début des années 1980, et particulièrement de l’identitication des spécimens observés sur le terrain ou récoltés, M. Baillargeon a profité d’une grande assistance de la part du personnel de l’Herbier Louis-Marie de l’Université Laval. Parmi ces gens, se signalait M. Jean-Paul Bernard, technicien-botaniste qui a réalisé des milliers de récoltes de spécimens d’herbier à compter de l’année 1974 et ce, pour une grande part, sur le campus de l’Université Laval.

Au cours de leurs innombrables expéditions botaniques, Guy Baillargeon et Jean-Paul Bernard se sont intéressés à la zone floristique des domaines jardinés. Ils ont passé au peigne fin le territoire des anciens domaines appartenant majoritairement à des britanniques qui ont été aménagés dans la région de Québec après la Conquête et plus nettement au début du XIXe siècle. Il s’agissait, pour une grande part, de propriétés dont madame France Gagnon-Pratte avait fait l’étude et l’apologie à titre de patrimoine culturel menacé par les poussées de l’urbanisation dans son ouvrage publié en 1980 : L’architecture et la nature à Québec au dix-neuvième siècle : les villas. Au sein de ce territoire, Baillargeon et Bernard ont découvert que les activités humaines avaient été plutôt constructives  au plan de la diversité des espèces végétales : une proportion notable de la flore indigène y avait été conservée; un grand nombre de plantes d’origine étrangère y avaient été introduites et plusieurs d’entre elles s’étaient pleinement naturalisées. Selon les conclusions du candidat à la maîtrise Guy Baillargeon : de façon indéniable, les espèces végétales caractéristiques de la zone floristique des domaines jardinés contribuaient au Patrimoine culturel que nous nous devions de protéger des ravages de l’urbanisation.

Ces vastes propriétés, en grande partie disposées le long du chemin Saint-Louis, en des sites offrant une imprenable vue sur le fleuve, étaient aménagées  par des architectes du paysage et des jardiniers venus d’Angleterre ou le plus souvent d’Écosse selon les préceptes du mouvement pittoresque : les somptueuses villas des propriétaires fortunés étaient entourées de boisés composés d’arbres indigènes matures et parcourus d’allées sinueuses donnant accès à la résidence principale des maîtres des lieux et à leurs dépendances telles des kiosques, des pavillons et des serres. De nombreuses espèces de plantes ornementales exotiques ou indigènes, dont certaines fougères, ont été introduites sur ces grands domaines : on les mêlait à la magnifique et luxuriane flore printanière nichée parmi les bosquets d’arbres ou encore, on s’en servait dans la composition de la mosaïque de rocailles et de plates-bandes de ces propriétés.

Une fois retraité, souhaitant faire connaître ce patrimoine vivant reflet d’un épisode glorieux de l’histoire de Sillery, M. Jean-Paul Bernard avait entrepris, en 1986, pour notre bulletin La Charcotte, la rédaction d’une chronique horticole. Il lui avait donné le nom de « Scillerie », du nom de la scille de Sibérie (Scilla siberica Haworth) une plante à bulbe à floraison printanière qui était autrefois plantée à profusion parmi les grands espaces engazonnés autour des villas. Si plusieurs des végétaux autrefois cultivés et chéris sur les grands domaines sont disparus à tout jamais… M. Bernard estimait qu’environ 120 espèces de plantes dites « échappées de culture »  avaient survécu à tous les chamboulements qui ont bouleversé ces propriétés de prestige lorsqu’elles ont changé de mains ou de vocation à plusieurs reprises ou ont été morcelées par le développement domiciliaire. Ces plantes, le plus souvent vivaces, sont miraculeusement parvenues à survivre grâce à leur mode asexué de propagation (bulbes, rhizomes ou stolons) et voire même à essaimer, formant de vastes et magnifiques colonies au moment de leur floraison.

Dès la première année de la parution de La Charcotte et jusqu’en 1989,

M. Bernard aura publié au final six chroniques horticoles différentes couvrant à peine le tiers des espèces dont il aurait voulu traiter…freiné dans son élan, sans doute, par une décision de nature éditoriale du comité de rédaction de La Charcotte

Parmi les plantes dites « échappées de culture » les plus fascinantes et ornementales décrites par Jean-Paul Bernard au fil de ses chroniques, figurent l’Anémone Sylvie à fleurs doubles blanches de même que sa cousine, l’Anémone Sylvie jaune. Ces deux espèces qui appartiennent à la famille des renoncules, se retrouvent à peu près partout en Europe, sauf dans la région méditerranéenne, et aussi  en Asie occidentale. Là bas, on les cultive depuis très longtemps en sous-bois, où elles forment de denses colonies grâce à leurs tiges souterraines qui émettent des rameaux en tous sens : leur floraison très hâtive « décore » de façon éblouissante le parterre forestier dès les premiers soubresauts du printemps. La culture de ces belles anémones cousines s’est popularisée, à une certaine époque, sur le territoire des grands domaines  de Sillery et certaines des colonies centenaires ou encore plus âgées qu’elles y ont développées atteignent aujourd’hui plus de 25 mètres de diamètre! Mieux encore, au point de vue de la province toute entière pour ce qui est des deux variétés et au plan nord-américain, dans le cas de l’anémone Sylvie jaune, elles sont exclusives aux vestiges des grands domaines du site patrimonial de Sillery.

Anémone Sylvie, photo de Claire Morel, Enracinart
Anémone Sylvie, photo de Claire Morel, Enracinart
Anémone Sylvie à fleurs jaunes, photo de Claire Morel, Enracinart
Anémone Sylvie à fleurs jaunes, photo de Claire Morel, Enracinart

Après avoit été contraint de quitter son domaine de Woodfield en 1847,William Sheppard avait introduit, de façon nostalgique, les deux anémones Sylvie sur le domaine de son gendre à Drummondivlle… mais cette propriété, incluant son cimetière privé, est de nos jours ensevelie sous le terrain de golf de l’endroit…

Il y a près d’une trentaine d’années, à  l’époque où M. Bernard a rédigé ses chroniques horticoles pour La Charcotte, des colonies de nos deux anémones cousines  ornaient les sous-bois des domaines ou de leurs lambeaux à Cataraqui, Clermont, Benmore, Beauvoir et sur l’ancienne propriété de Woodfield mais, depuis ce temps, nombreuses  de ces stations sont disparues. Ainsi, au sein de l’ancien domaine Woodfield, la situation de l’anémone Sylvie frise l’extinction  car, même si cette propriété se trouvait à l’intérieur de l’arrondissement historique de Sillery dès la promulgation de la loi l’encadrant, en 1964, elle a été depuis, maintes fois grignotée de toutes parts. Au cours des années 1970 et 1980, nombreux édifices à condos et autres résidences y ont été érigés : le St. Brigid’s Home, Les Jardins de Coulonge, Le Châtelain, les Résidences Bergerville et Le Puiseaux, le condominium Le Samos et tout dernièrement encore, en 2009, s’est ajouté le manoir McGreevy, une addition au St. Brigid’s Home…Heureusement, l’anémone Sylvie à fleurs doubles blanches à été réintroduite par la firme SAUREV,  il y a une trentaine d’années, dans le jardin de la villa Bagatelle qui faisait autrefois partie du domaine de Spencer Wood , lorsqu’il appartenait à Henry Atkinson. De plus la colonie des deux anémones cousines qui se trouve au domaine Cataraqui est farouchement protégée par la propriétaire des lieux : la Commission de la Capitale Nationale du Québec.

Si seulement M. Jean-Paul Bernard avait réussi à mener à terme  son projet d’écriture de chroniques horticoles  destinées aux lecteurs de La Charcotte…Voici un petit échantillon des autres espèces des plantes miraculées dites «échappées de culture» qui appartiennent au patrimoine culturel des grands domaines de Sillery dont il nous aurait entretenu…

Anémone Sylvie Cataraqui, photo de Claire Morel, Enracinart
Anémone Sylvie Cataraqui, photo de Claire Morel, Enracinart
Lis martagon, photo de Claire Morel, Enracinart
Lis martagon, photo de Claire Morel, Enracinart

 

 

Lis Martagon : Cette magnifique espèce de lis l’on peut encore observer de nos jours à l’emplacement de l’ancien domaine de Woodfield nous rappelle cette époque où le propriétaire des lieux, James Gibb, dans la pure tradition horticole écossaisse, cultivait de nombreuses plantes dont un jardin de fleurs parfumées où les lis étaient très abondants, il y a 150 ans…Sans intervention humaine aucune, « sa race » s’est reproduite et a traversé un siècle et demi d’aléas sur ce site, s’abritant des rayons trop ardents du soleil à l’ombre des arbres séculaires des boisés de Woodfield. Le lis Martagon originaire du  centre et du sud de l’Europe, de la région du Caucase, de la Sibérie et du Japon s’identifie facilement grâce à ses fleurs à l’ordinaire roses, ou parfois blanches, tachetées de ponctuations purpurines, ou parfois blanches immaculées, dont les tépales s’enroulent vers l’extérieur.

Lis martagon à fleurs blanches, photo de Claire Morel, Enracinart
Lis martagon à fleurs blanches, photo de Claire Morel, Enracinart
Violette odorante, photo de Claire Morel, Enracinart
Violette odorante, photo de Claire Morel, Enracinart

Violette odorante : Cette violette qui existe à l’état indigène presque partout en Europe et en Asie occidentale et centrale de même que dans le nord de l’Afrique et aux Îles Canaries a été, un jour ou l’autre, cultivée un peu partout sur la planète et a parfois réussi à subsister après l’abandon de sa culture. Ainsi la trouve-t-on en certaines stations isolées réparties d’est en ouest, de l’Amérique du Nord depuis la Georgie jusqu’en Californie, au États-Unis et de la Nouvelle-Écosse jusqu’en Colombie-Britannique, au Canada. Au Québec, cette violette n’est connue qu’en de très rares stations : elle existait autrefois au mont Saint-Hilaire et à l’île d’Orléans mais il y a de fortes chances qu’elle y soit aujourd’hui disparue tandis qu’elle est toujours présente sur certains parterres engazonnés des grands domaines et des cimetières du site patrimonial de Sillery, comme à Woodfield où elle appartient à son paysage culturel.

Violette odorante forma, photo de Claire Morel, Enracinart
Violette odorante forma, photo de Claire Morel, Enracinart

Notez, en terminant, que ces espèces de végétaux caractéristiques du site patrimonial de Sillery et y sont parfois exclusives ne sont pas autochtones : elles ont été introduites à un moment ou l’autre de la longue histoire de ce territoire. Conséquemment, ces plantes bien que très rares, à l’occasion, ne sont pas protégées par la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables du Québec qui s’intéresse, à l’heure actuelle, aux espèces indigènes purement et simplement…La seule loi en vertu de laquelle ces espèces particulières de plantes qui font du site patrimonial de Sillery, un musée vivant, pourraient éventuellement être protégées…est la Loi sur le Patrimoine culturel qui est sous la responsabilité de la/du  Ministre de la Culture et des communications, madame Hélène David et il y a un à peine, de M. Maka Kotto. Nous savons maintenant, ce que cela vaut… 

Suzanne Hardy

L’auteure, botaniste-illustratrice, a été la Commissaire de l’exposition « Sillery : un remarquable patrimoine sylvestre » présentée à la Villa Bagatelle, lors des Festivités du 400ième anniversaire de la ville de Québec. Elle a également publié en 2009 Nos champions : les arbres remarquables de la Capitale Berger/Commission de la Capitale Nationale du Québec. Elle prépare actuellement deux importants ouvrages portant sur les arbres remarquables de Laval et de la province de Québec.

La bibliographie qui a été utilisée pour concocter cet article est disponible sur demande.

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